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15 nov. 2010

Le point de fusion des retraites

Peut-être plus qu’aucune autre, la présente affaire des « retraites » se prête-t-elle à illustrer ce propre des grands conflits sociaux qui est de porter au jour des mécontentements bien au-delà de l’objet circonscrit de la « réforme » en débat. Seul l’élargissement de perspective qui permet de faire entrer le cortège de ces motifs latéraux, et en fait principaux, dans le tableau d’ensemble peut en livrer le sens, celui-là même que les gouvernants se refusent obstinément à voir, bien aidés il est vrai par la cohorte des experts amicaux, eux aussi adeptes de la « réduction technocratique » et surpris de ne rien comprendre à ce qui se passe sous leurs yeux. Si cependant, et pour le malheur de tous ces mal-comprenants, la question des retraites offre une caractéristique singulière, c’est bien celle de faire passer avec une parfaite continuité des questions les plus techniques de la plomberie financière des pensions aux questions les plus politiques des formes mêmes de notre vie sociale – de ce point de vue, on ne pouvait pas mieux, ou plus mal !, choisir le lieu de l’affrontement, selon le degré, au choix, de rouerie ou de bêtise qu’on prêtera aux « réformateurs ».

Une « réforme », mais pour qui ?

Dans une économie sous la domination presque entière de la finance, il ne faut pas s’étonner que le maillon décisif qui fait passer de la « technique » à la politique soit précisément la question de la financiarisation. Il y a davantage lieu en revanche d’être surpris que l’intimité des liens entre la réforme des retraites et « la finance » ne soit pas davantage apparue pour ce qu’elle ne peut pourtant manquer d’être, à savoir une invraisemblable aberration dans une période où, précisément, nous n’en finissons pas d’écoper une crise financière de format séculaire. Par une de ces dissonances cognitives qui disent tout du désordre intellectuel dans lequel vit l’actuel président, il a donc été possible et de menacer la finance, agences de notation en tête, de toutes les foudres de Toulon, et de justifier la réforme des retraites par l’impératif du triple-A de la dette publique française… Mais le spectacle en soi consternant de l’inconséquence d’un président en plein chaos mental ne vaudrait pas une seconde d’attention s’il ne venait souligner par un formidable raccourci – la retraite contre le triple-A – le degré auquel les intérêts fondamentaux du corps social ont été subordonnés à ceux des opérateurs des marchés.

Ainsi par un monstrueux dérèglement dont aucun des habituels curés de la « démocratie » ne semble s’être aperçu, nous assistons à cette situation proprement ahurissante dans laquelle un gouvernement prétendument légitime tente de s’adresser simultanément à deux communautés parfaitement hétérogènes et dont les intérêts sont radicalement antagonistes, à savoir la communauté politique nationale des citoyens et la communauté extra-politique (quoique politique elle le soit mais à sa manière bien à elle) et extra-nationale des créanciers internationaux, le comble du dérèglement venant de ce que, de plus en plus, les arbitrages des politiques publiques sont rendus en faveur de la seconde de ces communautés et contre la première. Dans cette affaire, le spectacle guignolesque d’un pouvoir qui s’aplatit en fait devant les forces qu’il ne menace qu’en mots est quantité négligeable comparé à cette configuration inédite de la politique moderne dans laquelle nous a fait entrer la libéralisation financière internationale. Car on croyait le peuple souverain la seule communauté de référence de l’Etat, son ayant-droit exclusif, l’unique objet de ses devoirs, et l’on aperçoit comme jamais à l’occasion de la réforme des retraites que, contrairement à de stupides idées reçues, le pouvoir politique ne gouverne pas pour ceux dont il a reçu la « légitimité » – mais pour d’autres. Il y a donc un tiers intrus au contrat social et l’on découvre que, littéralement parlant, c’est lui qui fait la loi – et tous nos vœux accompagnent les justificateurs de la « légitimité du mandat » et de ce que « ce n’est pas la rue qui gouvernera », car on se demande bien quelle autre solution il reste, à part la rue à prendre, pour objecter à cette sorte de scandale.

Organisation de la décote et capitalisation rampante

Mais la collision des retraites et de la finance ne s’arrête pas là et envoie de la tôle froissée dans à peu près toutes les directions. Il y a d’abord que la réforme apparente cache (mais si mal) une réforme furtive, et que la réforme véritable ne s’en tient nullement à la réforme plaidée. On admirera donc l’habileté de la manœuvre qui donne pour une défense et illustration de la retraite par répartition une entreprise de promotion particulièrement insidieuse de la retraite par capitalisation. Quelques décennies d’apprentissage ont enseigné aux libéraux la contre-productivité de la « prise de front ». Désormais bien établie, la stratégie de la paupérisation préalable et délibérée des services publics (lato sensu) se montre autrement plus efficace puisqu’il n’est en effet pas de plus sûr moyen de jeter les usagers dans les bras des opérateurs privés que d’avoir auparavant méthodiquement dégradé les prestations des opérateurs publics. Après le service de l’emploi, le transport ferroviaire, la poste, bientôt l’éducation et puis la santé, la retraite n’échappe pas à cette unité de vue stratégique, peut-être même lui donne-t-elle sa plus considérable illustration, mesurée en tout cas à l’aune de ses enjeux financiers – 230 milliards d’euros au bas mot en 2006 tout de même, 420 à l’horizon 2030 dixit le COR [1]. Et en effet : pourquoi risquer de braquer inutilement la population avec des mots qui blessent, comme « capitalisation », quand il est possible tout en jurant la mission de « sauver la répartition », de la faire tomber comme un fruit mûr par de toutes simples mesures d’âge qui instituent la décote comme règle et le taux plein comme exception. Les « réformateurs » comptent bien sur les effets de l’individualisme comme condition solitaire, où chacun par devers soi est abandonné à ses propres calculs, et n’a pas d’autre choix que de composer avec le système tel qu’il s’offre à lui, hors de sa portée. Le plus rigoureux défenseur de la répartition n’en pourra donc mais : constatant le devenir peau de chagrin de sa retraite, et faute de pouvoir payer la sur-cotisation de répartition qu’il appellerait de ses vœux, il n’aura pas d’autre solution pour échapper à la retraite misérable que d’aller mettre, contre ses propres principes, quelques picaillons dans une caisse quelconque… de capitalisation.

En couverture du Challenges du 9 septembre [2], on sent bien qu’Henri de Castries, président d’Axa, et récipiendaire anticipé du pactole de la capitalisation furtive, a beaucoup pris sur lui pour se composer une physionomie calme et responsable et ne pas laisser complètement éclater sa joie. Dans une parfaite démonstration d’indépendance journalistique, Challenges s’offre même à poser toutes les questions rhétoriques désirées par ses invités : « Retraite, comment l’améliorer », symptomatiquement il n’y a d’ailleurs même pas de point d’interrogation puisque la seule réponse possible prend la forme de l’aimable injonction : « D’abord être propriétaire, et souscrire une assurance-vie ».

Une riche idée : financiariser les retraites en pleine crise financière !

C’est signé Henri de Castries mais c’est surtout, à quelques modalités techniques près, la reproduction à l’identique du programme étasunien – la propriété immobilière plus la propriété financière – dont les considérables réalisations n’ont visiblement entamé aucun enthousiasme. Les demi-habiles de la réforme furtive ont donc singulièrement choisi leur moment. Car la promotion, même masquée, de la capitalisation va s’avérer difficile au spectacle de la crise financière et de l’énorme déconfiture des fonds de pension étasuniens. Deux travaux récemment publiés par des économistes du NBER [3], institution peu portée à l’insurrection, jettent un éclairage assez cru sur la situation des fonds de pension publics des états fédérés étasuniens. Le total des engagements non financés des caisses de retraite (capitalisée) de la fonction publique des états atteint… 3300 milliards de dollars. Auxquels il convient d’ajouter 574 milliards de dollars d’impasse financière pour les municipalités et les comtés [4]. Les fonds de pension maison des cent plus grosses entreprises étasuniennes sont pour leur part short de 460 milliards de dollars [5]. C’est que la crise financière attaque les fonds de pension des deux côtés de leurs bilans. Leurs actifs sont évidemment dévalorisés par le plongeon des cours. Mais plus insidieusement, dans le même temps où leurs actifs se contractent, leurs passifs (c’est-à-dire l’ensemble de leurs engagements) gonflent par un effet actuariel lié à la brutale baisse des taux d’intérêt décidée par la banque centrale pour tenter de réanimer les institutions bancaires.

Le lecteur peut s’il le veut faire l’économie de ce passage (un tout petit peu) plus technique. Par définition les fonds de pension souscrivent des engagements de long terme. Or on ne peut valoriser des flux financiers (qu’ils soient à recevoir ou à payer) de la même manière quand ces flux sont très éloignés les uns des autres dans le temps – la « préférence pour le présent » conduira en effet un agent à accorder plus de valeur à un flux financier s’il est très proche dans le temps que s’il est très éloigné. L’actualisation est ainsi la méthode permettant de ramener en quelque sorte à une même unité des flux appartenant à des échéances temporelles différentes. Un flux futur actualisé, ou dit autrement : la valeur dans (ou pour) le présent d’un flux futur, vaut alors non pas sa valeur monétaire nominale mais cette valeur nominale diminuée d’un certain coût d’opportunité égal à ce que le flux considéré aurait rapporté par placement à un certain taux s’il avait été perçu immédiatement. Pour ramener à une même unité des flux étagés dans le temps, l’actualisation leur applique donc une sorte de « taux de change intertemporel » formé à partir du rendement (le taux d’actualisation proprement dit) du placement fictif et, assez logiquement, plus le taux d’actualisation est élevé, plus la valeur (ramenée) dans le présent d’un flux futur est faible. La fixation de ce taux d’actualisation est par nature conventionnelle, or son choix peut être lourd de conséquence, notamment quand il s’agit d’engagements aussi longs et aussi massifs que ceux des fonds de pension.

C’est précisément sur ce point que Rauh et Novy-Marx prennent à revers les évaluations de passifs réalisées par les fonds de pension eux-mêmes. Car ces gros coquins avaient retenu un taux d’actualisation uniforme d’environ 8%, égal au taux de rendement anticipé de leurs actifs sur la période. Or 8% de rendement dans une période de crise financière est une hypothèse qui appartient au monde des rêves. Compte-tenu de la séniorité de la dette « retraites » [6] inscrite au passif des fonds de pension, les auteurs trouvent, non sans raison, plus adéquat d’en actualiser les flux financiers au taux de l’actif sans risque, c’est-à-dire soit au taux des obligations municipales (notées AA+), soit, encore mieux, au taux des bons du Trésor US [7]. Or, par construction, puisqu’il s’agit du taux de l’actif sans risque, donc de l’actif de plus faible rendement, et a fortiori dans le présent environnement de taux d’intérêt très bas, les taux d’actualisation corrigés sont sensiblement en dessous des 8% retenus par la comptabilité maison des fonds de pension… et les passifs ainsi réévalués s’en trouvent tragiquement gonflés (la valeur non seulement actualisée, mais convenablement actualisée, des engagements de retraite à payer par les fonds est passablement plus haute avec des taux d’actualisation entre 1 et 4% qu’avec 8%...)

La situation générale des fonds à prestations définies [8] est tellement dégradée que, par un paradoxe typique de la financiarisation, l’administration Obama a décidé de suspendre la plupart des dispositions du Pension Protection Act de 2006 lui-même pourtant adopté à la suite du krach Internet qui avait déjà fait de sérieux trous et créé une situation de sous-financement généralisée des plus inquiétantes. Mais en 2006 la crise Internet commençait à s’estomper et l’administration (Bush à l’époque) avait décidé qu’il fallait prendre quelques mesures pour sécuriser un système de pensions capitalisées dangereusement fragilisé. Pas de chance : un an plus tard, crise des subprimes… et la capitalisation expérimente les unes après les autres les tares de la financiarisation… dont elle est elle-même l’une des plus belles pièces. Or le Pension Protection Act voté en 2006 pour un commencement d’application en… 2008 imposait aux fonds à prestations définies de viser un taux de couverture de leurs engagements de 100% à horizon de 2013, sous peine pour ceux qui tomberaient au dessous de 80% d’être astreints à des amendes ou de voir leurs cotisations au PBGC [9] augmenter. Las : fin 2009, seuls 10% des fonds de pension public sont pleinement financés, alors que la moitié d’entre eux sont tombés à des taux de couverture compris entre 60 et 80% [10]...

Les entreprises, qui sont en aussi mauvaise posture, n’ont pas tardé à discerner les termes de l’alternative : soit augmenter leurs propres versements à leurs fonds de pension, soit adopter des stratégies de placement plus scabreuses pour augmenter les rendements de l’actif (risques accrus, leviérisation)… soit dépêcher une armée de lobbyistes à Washington pour obtenir la suspension des obligations du Pension Protection Act. Avec le sens des responsabilités que le capital aime plaider à l’usage des autres, c’est la troisième solution qui a fait l’unanimité. Ces messieurs auraient eu tort de se gêner : ils sont tombés sur une administration Obama toute disposée à les écouter – il est vrai que lorsqu’on est jusqu’au cou dans la logique de la financiarisation il n’y a plus que des mauvais choix et s’imposent ceux qui permettent de sauver les meubles à très court terme. Les sponsors de plans DB ont donc gagné une extension à neuf, voire quinze ans de leurs délais de mise en conformité… Quant aux pauvres pensionnés des plans DC [11], eux se débrouilleront comme ils pourront : la dévalorisation des actifs dans lesquels sont investies leurs épargnes-retraite est entièrement pour eux – une étude de l’OCDE suggère que le retournement des marchés a fait baisser le taux de remplacement moyen de 10 points entre 2007 et 2008 [12] à partir de niveaux d’origine déjà très bas. Et comme on voit mal les pensionnés des plans DC, abandonnés à eux-mêmes, compenser ces pertes par des sur-cotisations volontaires en pleine période de récession, il est d’ores et déjà annoncé que bon nombre des salariés étasuniens n’auront pas d’autre choix que de rester au travail (si seulement ils le peuvent) jusqu’à un âge canonique.

Voilà assurément un système de retraites qui a tout pour plaire et l’on ne saurait trop souligner l’à-propos historique du projet de réforme français qui, pour toutes ses dénégations, se propose néanmoins subrepticement d’y conduire, au moment précis où le modèle importé menace ruine. Organiser délibérément l’attrition de la répartition (sous couleur bien entendu de ne penser qu’à la sauver) pour mieux renvoyer les cotisants vers des formules complémentaires de capitalisation privée, en d’autres termes créer artificiellement le problème (du public) pour mieux y apporter la solution déjà prête (du privé), et par là mettre en place toutes les incitations à une substitution de long terme parfaitement silencieuse mais qui aboutira inexorablement à faire transiter une part croissante du financement des pensions par la sphère des marchés, le tout alors que ladite finance des marchés n’en finit pas de démontrer à grand spectacle l’ampleur des destructions de valeur dont elle est capable, voilà une manœuvre qui en dit assez long sur l’aveuglement idéologique du gouvernement présent, ou bien sur son degré de commission aux intérêts de l’industrie financière.

L’ultime verrou de la financiarisation

Mais il y a pire que la perspective de la déconfiture annoncée de la (future) retraite capitalisée. Car la captation par les marchés des retraites n’a pas seulement pour conséquence leur fragilisation financière mais, bien plus profondément, un effet structurel de verrouillage définitif de la libéralisation financière. Par les masses d’épargne qu’elle concerne, la retraite capitalisée pousse l’implication financière du salariat à son comble et, par là même, lie objectivement les intérêts des salariés aux bonnes fortunes de la finance… laquelle prospère précisément de les opprimer. Un sophiste libéral qui passerait par là objecterait sans doute que si les salariés souffrent un peu, les pensionnés qu’ils seront plus tard en profiteront. On lui répondrait d’abord que les appels à la patience pour 40 ans sont bien le propre des nantis d’aujourd’hui (qui font miroiter aux autres leur improbable nantissement de demain). Mais on l’enverra surtout paître en lui faisant observer, expériences désormais suffisamment nombreuses à l’appui, que les fonds de pension DC font et les salariés exploités et les retraités miséreux tout simplement parce que les très nombreux intermédiaires de la division du travail financier se payent sur la bête en prélevant d’effarantes commissions.

Là où les travaux statistiques mesurent les coûts des fonds de pension en proportion du total de leurs actifs, donc compte-tenu de tous les effets de capitalisation, pour aboutir à des ratios très modestes entre 0,75% et 1,5%, la BBC s’est livrée à une enquête beaucoup plus rustique mais combien plus parlante en rapportant les fees prélevés aux sommes versées par les épargnants. S’ils allaient y voir de plus près, les pauvres pensionnés britanniques en auraient les yeux qui dégringolent des orbites à découvrir les proportions phénoménales dans lesquelles se sucrent les principaux gestionnaires de leurs fonds, le pompon revenant à HSBC qui pour 40 années de versements mensuels de 200£, soit un total de 120.000£ (96.000£ plus les avantages fiscaux) se sert sans mollir une commission de… 99.900£, soit un modeste 80% [13] ! L’occasion pourrait incidemment être saisie d’une comparaison avec l’extraordinaire efficacité-coût de la répartition, pourtant réputée ringarde à souhait et promise à être bazardée : c’est que, se passant de l’accumulation financière en organisant directement les transferts redistributifs de la solidarité intergénérationnelle, elle ne supporte que des coûts administratifs proportionnellement très modérés et n’a nul besoin d’engraisser la cohorte des consultants, des stratégistes, des asset managers, des brokers, etc., et toute cette chaîne du parasitisme financier qui vit d’être directement branché sur la fructification de l’épargne.

Mais il y a par-dessus tout que le salariat désormais – et à son corps défendant – mouillé jusqu’aux yeux dans la logique des marchés voit se fermer toute possibilité d’entrer frontalement en conflit avec la finance pourtant l’instance de toutes ses oppressions. Gageons qu’ainsi caparaçonnés de l’indestructible alibi des pensions, spéculation, plus-values et bonus vont devenir autrement plus faciles à défendre que par les anciennes contorsions qui devaient sans cesse inventer de nouvelles histoires racontant les bénéfices pour la croissance de la libéralisation financière. A tous les amis de la mondialisation qui ont vécu pendant trois décennies sur le maigre viatique argumentatif de la « compétitivité » pour opposer une fin de non-recevoir à toutes les demandes de progrès social, ne sera-t-il pas mille fois plus aisé désormais de renvoyer dans les cordes le moindre projet de desserrer l’emprise de la finance en y voyant un attentat à la retraite des vieux ? Et – ce sera le pire – non sans raison.

L’idée de faire prendre les pertes financières par les actionnaires et les créanciers lors de la prochaine crise, se heurtera inévitablement au fait que les actionnaires et les créanciers de dernier ressort ne sont autres que d’ordinaires salariés impliqués dans la finance par le truchement de leurs fonds de pension et de leurs fonds mutuels. Si par ailleurs il est exact que le sérieux d’un projet de régulation se mesure aux diminutions de rentabilité qu’il fait connaître aux institutions financières [14], comment penser l’arraisonnement de la finance quand ces réductions de rendement seront intégralement transmises à l’épargnant final qui ne sera plus exactement le prototype du possédant auquel on a envie de faire rendre gorge ? Telle est donc la perversité intrinsèque du capitalisme financiarisé, amorcée avec toutes les escroqueries de l’épargne salariale mais portée à son comble avec la captation des retraites : par un diabolique effet de court-circuit, le salariat se trouve placé aux deux extrémités de la chaîne, ainsi devenue boucle, et le schème linéaire du face-à-face du capital (financier) et du travail perd toute consistance pour s’évanouir presque complètement : bien sûr les salariés continuent d’être sous l’emprise de la contrainte de la finance... mais en fait de la « finance », abstraction intermédiaire puisqu’en bout de ligne, la « finance »… c’est eux ! Le fond de private equity qui entre dans telle entreprise pour la restructurer au yatagan ou le fond de pension qui en exige un redressement de rentabilité des capitaux propres n’est pas le bout de chaîne, le clair ennemi de classe. Car il lui est toujours possible d’exhiber ses mandants ultimes, d’ordinaire invisibles par un effet de dissémination mais susceptibles d’être « montrés » à tout instant pour les besoins de la justification, petit peuple de salariés-épargnants totalement ignorants de ce qui est fait de leurs avoirs, et par là d’ailleurs exclusivement (et compréhensiblement) concernés par la rentabilité de leurs placements – et tant pis si c’est l’entreprise de leur voisin qui est restructurée, de toute façon ils ne le sauront pas.

Il n’y a pas à aller chercher très loin les admirables collisions que peut produire cette logique perverse du refermement contradictoire sur lui-même d’un salariat fracturé par son implication financière. Ce printemps n’a-t-il pas vu l’opinion britannique s’insurger des pénalités dont le gouvernement étasunien a menacé BP ? C’est qu’en effet le cumul des amendes anticipées et des coûts de nettoyage du Golfe du Mexique a divisé par deux le cours de l’action BP… à la très grande fureur des retraités anglais loin des flaques de mazout – car BP est un poids lourd de l’indice Footsie et l’un des plus importants supports des pensions britanniques ! Sous le prétexte bien fondé des retraites capitalisées, les entreprises n’ont donc plus guère de mouron à se faire : elles peuvent exploiter tout leur saoul, polluer autant qu’elles veulent et pactiser avec n’importe quelle junte sans plus avoir besoin de payer un rapport de Bernard Kouchner.

Voilà donc le simplissime secret de ce qu’on pourrait appeler l’économie politique de la financiarisation : à quoi la finance carbure-t-elle en effet sinon… à l’épargne ? Et d’où viendra majoritairement l’épargne une fois les masses énormes des pensions jetées dans la bataille sinon… des salariés eux-mêmes ? Collectivement opprimés à leur frais comme salariés alors qu’ils essayent tous de défendre individuellement leurs intérêts comme pensionnés ! N’est-ce pas là manœuvre d’une suprême rouerie ? – et l’on comprend qu’Henri de Castries se morde l’intérieur des joues pour ne pas hurler de jouissance. La grande, l’immense intelligence stratégique du capital financier c’est de s’être retiré du rapport d’antagonisme frontal pour laisser se refermer sur elle-même la boucle salariale-épargnante et n’apparaître plus que comme un « simple » intermédiaire. Evidemment c’est le « modeste intermédiaire » qui organise tout le jeu, se branche sur sa circulation et se goinfre au passage, mais rien n’est plus simple que de renvoyer les éventuels récalcitrants à la contradiction objective des mandants fracturés, salariés sur-exploités par les pensionnés, pensionnés menacés par les salariés. Sitôt poussé cet ultime, et en fait décisif, verrou de la retraite financiarisée, quel espace resterait-il à des propositions de « réduction de la finance », comment seulement envisager une mesure comme le SLAM [15] dont la finalité est précisément de limiter par voie réglementaire et fiscale la rémunération des actionnaires quand, en bout de ligne, les actionnaires sont les futurs pensionnés ?

Voilà donc la finance sanctuarisée dans tous ses compartiments et au moment précis où tout devrait conduire à l’arraisonner brutalement : la finance des produits de taux – celle des subprimes et des dérivés de crédit… – qu’il deviendra « impensable » de réguler puisque réguler (sérieusement) c’est attaquer la rentabilité, et la finance actionnariale, pour les mêmes raisons génériques, mais avec pour particularité que cette finance-là, vivant sur le dos des entreprises, fait directement ses profits par la productivité des salariés, donc très concrètement par l’intensification sans limite de leur travail et la compression continue de leurs salaires. Si lointaine qu’elle semble parfois – le fonds de private equity est à New York ou le fonds de pension à Los Angeles quand l’entreprise est en Haute-Savoie – la finance actionnariale n’en est pas moins celle que les salariés ont à connaître de plus près parce qu’elle est celle qui pèse le plus directement sur leurs conditions d’existence. Celle-là à son tour devient intouchable. Et si, contre toutes les absences du commentaire médiatique ordinaire, il faut sans cesse rappeler ce que doit par exemple le triste destin des salariés de France Télécom à la privatisation, c’est-à-dire au passage sous logique actionnariale, il faut aussi imaginer ce proche avenir dans lequel les « rationalisateurs » n’offriront plus le visage grimaçant des mercenaires de la « création de valeur pour l’actionnaire » mais pleurnicheront d’humanisme que tous ces sacrifices, sans doute bien douloureux, n’ont pas d’autre sens que le devoir sacré des retraites maison à verser – et bientôt peut-être d’en appeler à la « solidarité », puisque le capitalisme n’a jamais fait l’économie d’une obscénité.

Sur-fusion, révolution ?

C’est en ce point précisément que tout vient se nouer. Car l’injustice intrinsèque de la présente réforme fait inévitablement coalescence avec la menace d’arrière-plan d’une destruction planifiée de la répartition, c’est-à-dire la mise à mort de l’un des principes fondamentaux de la société française d’après-guerre, mais aussi la promotion annoncée de la financiarisation définitive alors même que la crise en condamne absolument l’idée, le rejet d’un travail devenu épuisant, et pour certains haïssable, à force de pressions productives… celles-là mêmes que l’onction donnée par pensions interposées à la finance actionnariale va rendre inattaquables, peut-être même porter à un plus haut point encore.

Installés dans un parfait confort d’existence et tout à la jouissance du sort que leur fait un ordre social auquel ils n’ont décidément rien à redire, les pédagogues de la réforme feignent de ne rien comprendre, et probablement ne comprennent-ils rien vraiment, à cette sorte de sur-fusion où devait immanquablement conduire l’attaque des retraites. Aussi tombent-ils des nues, protestent-ils qu’on ne cesse de parler « d’autre chose » que du sujet imposé et tentent-ils de dénoncer comme confusion, pour mieux les discréditer, la variété des motifs de colère qui s’expriment en ce moment. Mais la confusion n’est pas du côté qu’on croit, et ce que ces tentatives de discrédit veulent faire passer pour des amalgames sans pertinence procède en fait des rapprochements les mieux fondés : à beaucoup, le travail est devenu insupportable, du fait même de la soumission de l’économie aux logiques de la finance, promises à l’éternité quand la répartition aura été méthodiquement détruite. L’emprise de la finance a rendu la vie de beaucoup de salariés odieuse. Comme si ça n’était pas suffisant, la capitalisation rampante en fera de même avec celle des pensionnés. La finance renflouée aux frais du public, fauteuse de récession, commanditaire de l’austérité, aussi arrogante que toujours, bonus en bandoulière, attend confiante la chute du pactole des retraites. Est-ce que par hasard ça ne commencerait pas à faire un peu beaucoup ?

Le capital, dont Marx rappelait qu’il était incapable de résister à l’appel de « ses intérêts les plus bornés et les plus malpropres », s’est donné avec Sarkozy le fondé de pouvoir le plus visible, le plus caricatural et le plus détestable – quand le choix de nos amènes socialistes étaient d’une bien meilleure rationalité stratégique de long terme : ceux-là n’ont-ils pas fait avancer la cause du capital dans une parfaite tranquillité au seul prix d’avoir à trémoler régulièrement « justice sociale » et « égalité » entre deux trains de déréglementation (et ne s’offrent-ils pas d’ailleurs à reprendre du service sur le même mode exactement) ? Mais voilà où mène l’hubris des possédants : à tout vouloir ils risquent aussi de tout perdre. La volonté de puissance déboutonnée par trois décennies leur a donné à croire qu’ils n’avaient plus à admettre de borne à leur désir d’accaparement et que Sarkozy était bien l’homme de cette situation-là. Mais la retraite est peut-être leur « pont trop loin », où se mêlent tout à la fois le refus d’une réforme inique, le rejet d’un pouvoir politique insupportable, mais aussi le dégoût absolu du spectacle de la finance, la contestation frontale sinon du capitalisme lui-même du moins de sa forme présente, et pour finir la défense d’une certaine forme de vie. On pouvait difficilement faire plus magistrale erreur de tir. Tragique erreur dans le choix des mots, dont Gérard Mordillat qui signe la préface d’une réédition du Capital [16]) donne a contrario l’exacte formule : « La France n’a pas besoin de réformes, elle a besoin d’une révolution ».

Notes

[1] Conseil d’orientation des retraites (COR), en milliards d’euros 2006 dans la prévision de 2007.

[2] Challenges, n° 223, 9-15 septembre 2010.

[3] NBER : National Bureau of Economic Research. Robert Novy-Marx et Joshua Rauh, “The Risks and Liabilities of State Sponsored Pension Plans”, Journal of Economic Perspectives, vol. 23, n° 4, 2009 ; “The Crisis in Local Government Pensions in the United States, Working Paper.

[4] Le travail de Rauh et Novy-Marx examine 77 plans de pension de 50 agglomérations et comtés majeurs. Pour ne couvrir que 3% des plans municipaux, ils n’en concernent pas moins les 2/3 de la fonction publique municipale. Ces 77 plans de pension présentent une impasse financière (excès des engagements à payer sur la valeur des actifs réalisables) de 383 milliards de dollars, qui par extrapolation (sur la base de l’impasse moyenne par pensionné calculée pour les 77 plans) conduit à une impasse de 574 milliards de dollars pour la totalité du système des pensions municipales.

[5] John Detrixhe, « “Silent Heart Attack” for Pensions Driven by Yields », Bloomberg, 14 septembre 2010.

[6] La séniorité désigne le caractère prioritaire d’une dette. Plus une dette est « senior » plus elle vient haut dans la hiérarchie des créanciers d’une institution.

[7] Et en fait dans les deux cas à partir de la courbe des taux.

[8] Les fonds de pension dits « à prestations définies » (defined benefits, DB) sont les fonds de pension maison des entreprises (ou des entités gouvernementales, fédérales ou locales). Comme leur nom l’indique, ils s’engagent sur un certain niveau des pensions. Ils sont par conséquent les porteurs des divers risques de dévalorisation (des actifs) et de revalorisation (des passifs) et c’est à l’institution (l’entreprise ou l’administration) qu’il appartient d’ajuster ses propres versements à son fonds de pension pour y faire face. Par opposition, les fonds de pension dit « à contributions définies » (defined contributions, DC) ne s’engagent sur aucun montant de sortie de la rente capitalisée et renvoient le risque aux pensionnés eux-mêmes qui réajusteront leurs propres versements ou bien se débrouilleront avec une retraite amputée. Depuis le milieu des années 70, les entreprises étasuniennes ont fait tout ce qu’elles pouvaient pour se débarrasser de leurs fonds de pension DB en les transformant en fonds DC externalisés, notamment sous le statut dit 401(k) – le gouvernement ayant béni cette conversion à l’aide de substantielles exemptions fiscales.

[9] Le PBGC, Pension Benefit Guaranty Corporation, est l’agence (para)gouvernementale d’assurance des pensions.

[10] Center for Retirement Research.

[11] Voir note 8.

[12] Pablo Antolin, « Private Pensions and the Financial Crisis : How to Ensure Adequate Retirement Income from DC Pension Plans », Financial Market Trends, OECD, vol. 2, 2009.

[13] BBC Panorama, « Customers losing thousands on pension fees, commissions », 4 octobre 2010, les informations ont été livrées par les fonds eux-mêmes au CFEB (Consumer Financial Education Body), 21 des 24 principaux fonds sollicités ont répondu, et si HSBC se distingue, il est suivi de près par exemple par Co-Op Individual Personal Pension (96.000£ de commissions) ou Legal&General (61.000£).

[14] Voir Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières, éditions Raisons d’agir, 2008, et « Après la crise financière : réguler ou refondre ? Les insuffisances des stratégies prudentielles », Revue de la Régulation, n° 5, 2009.

[15] Voir « Une mesure contre la démesure de la finance : le SLAM », Le Monde diplomatique, février 2007.

[16] Karl Marx, Qu’est-ce que le capitalisme. Volume 1 : les mystères de la plus-value, préface de Gérard Mordillat, Demopolis, 2010.

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