Pour Philippe Corcuff, maître de conférences de science politique à l’Institut d’études politiques de Lyon et membre du Conseil Scientifique d’Attac France, le mouvement social a déjà gagné, mais insuffisamment.
ENTRETIEN
Après le vote du parlement, peut-on considérer que la loi sur les retraites est une affaire classée et que le mouvement social a subi une défaite ?
Philippe Corcuff. On pourrait plutôt dire que le mouvement social a déjà gagné, mais insuffisamment. Ainsi, une mobilisation d’ampleur sur une durée significative a redonné confiance et inventivité aux résistances populaires. De nouvelles générations, de nouveaux secteurs professionnels et des individus peu ou pas impliqués auparavant se sont inscrits dans une action collective massive. C’est un acquis central à ne pas laisser en friche, soit par auto-aveuglement fataliste, soit au profit d’un horizon principalement électoral.
D’ailleurs des collectifs interprofessionnels et intersyndicaux poursuivent leur action. Et la promulgation de la loi sur les retraites vient se heurter à la diffusion d’un imaginaire de la désobéissance civile, faisant de la contestation citoyenne des lois un des lieux de renouvellement d’un espace démocratique mis sous tutelle oligarchique par une représentation politique professionnalisée intriquée avec des intérêts capitalistes.
Les cadres militants ont souvent tendance à observer la réalité en fonction de schémas pré-établis, en tentant de faire rentrer la réalité dans ces schémas. Ils apparaissent insuffisamment attentifs aux caractéristiques d’une situation à chaque fois spécifique, en risquant, toujours un peu déçus, de passer à côté des potentialités de chaque contexte.
Justement certains ont regretté l’absence d’appel à la grève générale. Qu’en pensez-vous ?
Philippe Corcuff. L’absence de mot d’ordre de grève générale par l’intersyndicale nationale a effectivement constitué, à mon avis, un frein à la généralisation du mouvement. Mais un tel appel n’aurait pas suffi à créer magiquement une grève générale effective. Les mouvements sociaux sont plus compliqués. L’imaginaire de la grève générale, issu du syndicalisme révolutionnaire d’avant la guerre de 1914-1918, constitue une invitation fort utile à la convergence des luttes sociales face à la tendance à leur éparpillement. De ce point de vue, son usage a été bénéfique dans le cours du mouvement. Mais ce mot d’ordre ne doit pas devenir tyrannique, comme si c’était la seule voie possible de la généralisation. En fonction des conditions concrètes, il faudrait être davantage ouverts à une diversité de chemins de généralisation. C’est dans cette perspective que j’ai envisagé une « guérilla sociale durable » (1).
Qu’est-ce qui selon vous caractérise ce mouvement social ?
Philippe Corcuff. Il se situe dans le prolongement des mouvements sociaux de 1995, de 2003 et de 2006, en exprimant des aspirations fortes dans notre pays : l’attachement à la protection sociale et aux services publics, la solidarité intergénérationnelle et la revendication d’une autre répartition des richesses.
Comme déjà le combat sur le contrat première embauche, il renforce aussi
l’importance prise par la composante individuelle, les attentes des individualités blessées par la logique du capitalisme, que nous venons de traiter dans le livre d’Attac, Le Capitalisme contre les individus (Éditions Textuel). Le succès dans les diverses manifestations du slogan « Je lutte des classes » est de ce point de vue significatif.
Par ailleurs, ce mouvement est marqué par des formes particulièrement prononcées de solidarité (notamment solidarité financière avec les grévistes) et une accentuation des liaisons interprofessionnelles et intersyndicales autour d’actions directes(blocages, actions symboliques, etc.). Enfin, il a fait preuve d’un caractère mobile, multiforme et polyphonique, entre repères nationaux fournis par les journées d’action, grèves sectorisées et mouvantes, actions locales, actes de solidarité, etc.
Entretien réalisé par Jacqueline Sellem
Paru dans L’Humanité, mardi 23 novembre 2010, p.13
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