Bandeau manif

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6 déc. 2010

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Jean Veronis, professeur de linguistique et d'informatique à l'Université de Provence, a calculé quels étaient les trois mots les plus spécifiques du discours de politique générale de François Fillon. Certains mots peuvent en effet être fréquents dans un discours donné, mais s'ils sont également fréquents dans tous, leur signification est faible. C'est le cas de mots tels que France ou République, fortement présents dans tous les discours de politique générale. Je vous passe les détails mathématiques, mais on peut considérer que ces mots ne deviennent significatifs d'un discours particulier que si leur fréquence y dépasse largement la moyenne. C'était le cas, d'ailleurs, dans le discours de politique générale de François Fillon en 2007. Les trois mots qui émergeaient statistiquement de son texte étaient:



Reste bien sûr à interpréter pourquoi François Fillon mettait un tel accent à l'époque sur la France et la République. Volonté de rassemblement ? Cela irait dans la lignée du gouvernement d'ouverture.

Ces mots France et République sont à nouveau présents en 2010, bien entendu, mais ils se sont assagis. Leur présence n'est plus statistiquement significative par rapport à l'ensemble des discours. Les trois mots les plus significatifs du dernier discours sont :


Cela  semble en effet bien résumer la tonalité générale du discours, du moins telle que  perçu. On notera le net recul du mot travail...

Il en a profité pour mettre à jour la liste des mots significatifs pour l'ensemble des discours de politique générale de la Ve, qu'il avait élaborée en 2007 (voir analyse ici): [cliquez !]

2010Fillonréforme fiscalité crise
2007Fillonfrance république travail
2005Villepinemploi jeunes entreprises
2002Raffarinétat français république
1997Jospindémocratie solidarité publique
1995Juppeétat emploi partenaires
1993Balladurétat entreprises société
1992Beregovoychômage avenir confiance
1991Cressoneurope développement industrie
1988Rocardespoir recherche forte
1986Chiracloi sécurité liberté
1984Fabiuspense souhaite sens
1981Mauroyfrance travail loi
1976Barrepays inflation action
1974Chiracpolitique vie monde
1969Chabansociété développement sociales
1968Couvenationale besoin participation
1962Pompidouexpansion algérie avenir
1959Debrealgérie effort liberté

Cantona, la Révolution et nous

Les « buzz » sur Internet fonctionnent un peu comme un thermomètre pour prendre le pouls de ce qui travaille la société.
Et en voilà un qui chatouille là où ça fait mal : La proposition d’Eric Cantona, le célèbre footballateur, également connu pour sa carrière au cinéma et son engagement contre la pauvreté. C’est une interview vidéo de 2 minutes réalisée pour Presse Océan le 8 octobre dernier, vidéo qui a été vue plus de 144.000 fois sur You Tube et près de 50.000 fois sur Dailymotion. De quoi s’agit-il ? Cantona propose de faire une révolution pacifique : « pas d’arme, pas de sang, à la Spaggiari ». Puisque, quand on descend dans la rue, ça ne sert à rien, il faut attaquer le système dans son organe le plus vital : la banque. L’idée, c’est que chacun aille vider le même jour son compte en banque. Si 20 millions de personnes font ça, les banques s’écroulent. « C’est pas compliqué », argumente-t-il à l’écran, affalé sur un canapé. Je vous vois déjà, brosse à dents ou tartines à la main, en train de soupirer : quel rigolo ce Cantona ! Ou quel irresponsable ! Du haut de son compte en banque bien nourri, Cantona peut faire sourire avec ses conseils au peuple un rien paternalistes ou ses leçons aux syndicats – je le cite, alors qu’il s’exprime en pleine mobilisation sur les retraites : « il faut leur donner des idées des fois ». Et c’est vrai, la référence à Spaggiari, ce cerveau du casse du siècle de la Société Générale à Nice en 1976, n’est pas des plus fines : l’homme n’avait rien d’un Robin des Bois, ou d'un Alexande Jacob… Mais il y a de la sincérité et surtout, une idée séduisante par ses présupposés on ne peut plus sérieux.

Avec sa proposition, Cantona rappelle que l’argent qui alimente les délires spéculatifs, c’est le nôtre, c’est le fruit de notre travail. La financiarisation de l’économie se traduit par une confusion entre les banques de dépôts et les banques d’affaire, qui ne font qu’une depuis 1966. La bulle spéculative a besoin de sources nouvelles. C’est pourquoi l’argent de nos salaires est stimulé pour entrer dans le circuit capitaliste. C’est ainsi que se sont développés les SICAV, les fonds de pension, des produits d’épargne divers et variés : pour que soit investie une part de nos salaires dans du capital. La proposition du grand footballer est donc une façon de dire halte au processus de financiarisation de l’économie et une manière d’interpeller sur la richesse : d’où elle vient-elle et qu’en fait-on ? Alors que la richesse se situe du côté du travail, elle alimente le capital.

En nous invitant à retirer nos sous des banques, Cantona affirme qu’il n’y a pas de fatalité à l’engrenage dans lequel notre système est englué. A condition que se produise une irruption citoyenne, une reprise en main par le plus grand nombre de nos destins. On peut ne pas subir, si l’on s’en mêle. D’ailleurs, il suggère en fait d’inverser le processus qui conduit à la crise, comme celle de 1929, en imaginant un retrait volontaire et non contraint de notre argent.

Est-ce la bonne méthode ? Il est plus que permis d’en douter. Et l’exemple argentin ne manquera pas d’être cité ou comment les effets d’une telle crise pourraient se retourner contre les plus pauvres. C’est là qu’intervient l’enjeu décisif de l’alternative, que nous revenons au cœur de la politique qui vise à transformer le réel. Mais le détour de Cantona est utile car il traduit simplement l’équation d’un système économique que l’idéologie dominante voudrait mathématique plus que démocratique. Il est aussi salutaire parce qu’il ouvre à sa façon un débat sur la stratégie, en captant sans doute un autre public que les « happy few » de la gamberge syndicale et politique.

Rien d’étonnant que sur facebook cela fasse événement. Plus de 26.000 personnes ont répondu à l’appel. La journaliste belge Géraldine Feuilline et le réalisateur français Yann Sarfati ont lancé un site, traduit en six langues : www.bankrun2010.com. Et ils proposent une date pour la déclaration de guerre aux banques : c’est le 7 décembre, mardi prochain. Tiens, le jour anniversaire de l’attaque de Pearl Arbor…

Eric Cantona, encore un effort pour être révolutionnaire

Eric Cantona, encore un effort pour être révolutionnaire

de Paco

Depuis quelques semaines, Eric Cantona nous invite à faire la « révolution » en vidant notre compte en banque le 7 décembre… Simpliste et démagogique, en quoi cette idée serait-elle révolutionnaire ? En prime, la référence à Albert Spaggiari, gangster d’extrême droite, devrait faire réfléchir les gens qui s’agitent sur Facebook.

Suite à l’échec des grèves et manifestations contre la réforme des retraites, Eric Cantona pense qu’il suffirait de retirer son argent des banques pour faire chuter le système capitaliste. Une idée simple qui aurait le bénéfice d’être « propre ». « On va pas prendre les armes, on va pas aller tuer des gens », explique l’ex-footballeur. Pour insister sur le caractère « pacifique » de l’opération, Cantonna ajoute qu’il faut faire ça « à la Spaggiari ! ».

On a les héros qu’on peut, mais Albert Spaggiari (1932-1989) ne figure pas dans le répertoire des héros révolutionnaires ! Si vous avez des trous de mémoire, rappelons que Spaggiari est le truand qui a dévalisé la Société Générale de Nice en 1976. Le « casse du siècleSans arme, ni haine, ni violence ». Le hic, c’est que ce gangster n’était pas Alexandre Jacob (anarchiste qui dévalisait pacifiquement les riches pour redistribuer l’argent aux pauvres et financer des journaux libertaires), ni Lucio Urtubia (anarchiste qui a tout aussi pacifiquement mis la First National City Bank à genoux en fabriquant des brouettes de fausse monnaie). » titraient les journaux. Sur les murs de la salle des coffres, Spaggiari avait écrit : «

Très très loin de ces Robin des Bois anars, Spaggiari fut un militant de l’Organisation armée secrète (OAS), organisation terroriste d’extrême droite qui sévissait au moment de la guerre d’Algérie, avant de se lier à des groupes nationalistes. On retrouvera ensuite ce sinistre individu dans les dictatures fascistes d’Amérique latine, notamment dans le Chili de Pinochet où il était copain avec un flic responsable de l’assassinat d’un ministre de Salvador Allende à Washington… Vous avez toujours envie de la « révolution » de Cantona ?

Ce n’est donc pas parce que Éric Cantona a été le personnage central d’un film du cinéaste militant Ken Loach qu’il a été touché par la grâce révolutionnaire au sens où les exploité-e-s l’entendent. Bien sûr qu’on en a marre des injustices, des violences et des destructions générées par ce système cannibale qui assassine les hommes et l’environnement. Nous aussi nous voulons la mort du capitalisme, système mafieux qui vole les pauvres pour donner aux riches. Il n’est pas question de mêler nos voix à celles des ministres de l’Économie et des banquiers qui s’égosillent contre Cantona, mais pas question non plus de laisser courir des illusions qui contribueront à décevoir encore un peu plus les gens qui rêvent de transformations sociales.

Supposons qu’il soit possible que tout le monde retire son argent le 7 décembre (sachant que celles et ceux qui souhaitent le plus la fin du système sont les moins fortuné-e-s). Admettons que cette action infaisable pour de multiples raisons réussisse. Que faisons-nous le 8 décembre ? On garde Sarkozy, l’ami des banquiers ? On le remplace par DSK, autre ami des banquiers ? On continue à pointer au boulot et à subir les patrons ? On continue à produire et à consommer n’importe quoi ? Comment on répartit les richesses (y compris celles des footballeurs) ? On fait quoi face aux flics qui nous empêcheront d’approcher des banques, du MEDEF, de l’Assemblée nationale, de l’Elysée, des télés et radios nationales… « Sans violence » qu’il dit le Cantona en oubliant de préciser que la violence est toujours du côté des maîtres du monde. Pour les opprimé-e-s, la violence n’est souvent que de la légitime défense, de la résistance.

Tout cloche dans ton idée Cantona. Elle pouvait être drôle pendant une troisième mi-temps un peu trop arrosée, mais, une fois les vapeurs de l’alcool dissipées, reconnaît que tu te trompes de méthode. Puisque tu aimes le cinéma social, je t’invite à regarder The Take (de Naomi Klein) ou Nosotros del Bauen (de Didier Zyserman). En 2001, l’Argentine a connu une crise financière et économique sans précédent. Pour faire face, les travailleurs ont créé le Mouvement national des entreprises récupérées pour remettre en marche des entreprises de manière autogérée. C’est le cas de l’hôtel Bauen et de bien d’autres lieux. Voilà une piste intéressante, certes un peu plus complexe qu’un aller-retour au DAB de sa banque.

Si les anarchistes prônent la grève générale expropriatrice et autogestionnaire, ce n’est pas pour amuser la galerie. Oui, hachons menu le cochon ultra-libéral. Oui, bloquons l’économie (Ah, si les « camarades » de l’intersyndicale parisienne n’avaient pas volé au secours du gouvernement pendant le mouvement pour la défense des retraites…). Oui, mettons sur la paille les actionnaires, les boursicoteurs et autres vampires. Oui, créons des banques alternatives au service de projets socialement et écologiquement utiles ici et dans les pays pillés par les pays riches. Oui, inventons une société basée sur l’égalité, la solidarité, la justice. Si tu veux jouer ce match-là Cantona, on te prend dans notre équipe.

À lire sur Le Post.fr

Alexandre Jacob, anarchiste et gentleman cambrioleur.

Les succulents cours de morale anarchiste de Lucio Urtubia.

PACO sur Le Post.fr

"Travailler sans le savoir "


"Travailler sans le savoir : le chef-d’œuvre du capital"

un texte de Carlo Formenti


Fondé en 1979 par Nanni Ballestrini, poète, romancier, peintre et militant de l’autonomie ouvrière, le mensuel culturel Alfabeta paraît jusqu’en 1988. Umberto Ecco y collabore dès les premiers numéros, ainsi que des intellectuels proches du PCI, d’autres de l’extrême-gauche extra-parlementaire et de nombreux membres du groupe 63. Ecco et Ballestrini ont voulu renouveler l’aventure. Ils publient depuis l’année dernière Alfabeta2 avec l’aide des éditions DeriveApprodi . Carlo Formenti, un des premiers collaborateurs, a écrit pour le n°2 un texte sur l’apport de l’ « opéraïsme », face théorique du mouvement de l’autonomie ouvrière (à partir de quoi Negri a construit ses travaux ultérieurs), et sur son utilité aujourd’hui encore. Par sa clarté peu jargonneuse et les éclairages qu’il jette, à la fois sur l’histoire des mouvements en Italie et sur le moment présent dans le capitalisme, ce texte m’a paru mériter une traduction.

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Travailler sans le savoir : le chef-d’œuvre du capital

Par Carlo Formenti – article publié dans Alfabeta2 n°2

En 1961, naît Quaderni Rossi(« Cahiers Rouge »), revue destinée à agiter les eaux stagnantes du marxisme italien, envasé dans une gluante orthodoxie théorique (à laquelle le pragmatisme « révisionniste » du PCI faisait un paradoxal contre-chant). Y écrivent des auteurs comme Mario Tronti, Raniero Panzieri, Vittorio Rieser et Antonio Negri, qui proposent une réinterprétation des pages les plus « visionnaires » de Marx : le cycle capitaliste n’est pas gouverné par les lois « objectives » de l’économie, mais reflète l’effort continu d’ « adaptation » du capital aux comportements subjectifs des travailleurs. La contribution fondamentale de cette hérésie « opéraïste » (comme elle sera baptisée) consiste dans le fait d’avoir repris le point de vue de la « critique de l’économie politique », c’est-à-dire de l’unique perspective en mesure de démasquer la nature idéologique de la « science » économique, en mettant en lumière les rapports de force entre les classes sociales qui se cachent derrière ses soi-disant vérités objectives.

Cependant, à ce mérite indiscutable était associé un vice destiné à influencer lourdement sur les possibilités de traduire en action politique efficace la théorie opéraïste : à savoir la tendance à « absolutiser » l’autonomie du travail par rapport au capital, duquel on tendait à sous-évaluer l’incroyable capacité à inventer toujours de nouvelles modalités de subordination du travail. À cause de cette sous-évaluation, l’opéraïsme s’est constamment refusé de prendre acte de l’alternance entre phases historiques – à des phases d’autonomisation du travail succèdent des phases de crise et de restructuration capitaliste, au cours desquelles naissent de nouvelles modalités de subordination du travail – en s’obstinant à décrire l’évolution de la réalité sociale comme un mouvement « ascensionnel » dans lequel l’initiative stratégique est constamment du côté du travail, tandis que le capital apparaît contraint de répondre à son action à travers des réponses tactiques.

Voyons maintenant comment ces points de force et de faiblesse ont influé sur les interprétations de quarante ans d’histoire sociale. Dans les années 70, l’opéraïsme a su saisir avec lucidité la relation entre la stagflation – aggravée par l’événement exogène de la crise pétrolière – et les niveaux d’autonomie acquis par l’ouvrier-masse durant le cycle de luttes entre la fin des années 60 et le début des années 70 ; de même qu’il a su reconnaître dans le binôme crise-restructuration les deux faces d’un même projet de démantèlement de l’usine fordiste, ancien terrain de concentration du contre-pouvoir ouvrier, en vue de la transition vers l’organisation du travail post-fordiste. En même temps, il a nourri de pernicieuses illusions sur le présumé rôle révolutionnaire de ce qu’il a appelé l’ouvrier social – un concept qui ne prendrait de consistance que des décennies plus tard, avec la diffusion de l’organisation productive en réseaux, alors qu’à l’époque il fut utilisé pour évoquer l’expulsion de l’ouvrier masse des usines et les premières mises en forme de mise au travail du territoire (usine diffuse). Le défaut de reconnaissance de l’efficacité de la contre-offensive capitaliste incita à attribuer à l’ouvrier social des niveaux d’autonomie inexistants, avec des effets politiques dévastateurs bien connus.

Le schéma se répète avec les interprétations du cycle de l’ascension et de la crise successive de la new economy, du milieu des années 90 à aujourd’hui. Le point de vue qui place au centre l’autonomie du travail permet en fait de mettre en évidence quelques éléments de nouveauté absolue du capitalisme informationnel. En premier lieu, le fait que la totalité de l’appareil technico-culturel (machines, programmes, protocoles, langages, relations et règles communautaires, etc.), qui a permis l’avènement du capitalisme dot.com, a été projeté et construit par les couches supérieures des knowledge workers (autrement définis hackers ou classe créative), en totale autonomie par rapport au marché, à travers des formes de coopération sociale spontanée et gratuite dont la communauté des développeurs de logiciels open source constitue un exemple paradigmatique. Du moment où le capital a commencé à investir massivement dans les secteurs de l’information médiatisée par l’ordinateur, il s’est vu contraint de convaincre ces travailleurs – à taux élevé d’autonomie – de « rentrer » dans les entreprises en leur offrant des tâches et des revenus élevés (sous forme de participation aux profits à travers les stock options), des horaires flexibles, afin d’assurer une difficile « fidélisation » (dans les années 90, les travailleurs de la connaissance américains changeaient d’entreprise tous les trois ans, exploitant les occasions d’amélioration que mettait à leur disposition un marché du travail en constante expansion). C’est aussi et surtout pour gérer ces rapports de force que le « capitalisme digital » a adopté un modèle de développement fondé sur des rythmes vertigineux d’innovation, financés à travers la surévaluation structurale des titres boursiers (les valeurs ne reflétaient pas les capitaux de l’entreprise mais des profits futurs).

Le point de vue se révèle tout autant efficace dans la lecture de la crise actuelle, dans la mesure où il permet de mettre en lumière la continuité substantielle entre l’écroulement des titres technologiques en 2000-2001 et l’actuelle crise financière déclenchée par les subprimes (les dettes « titrisées » de la middle class américaine). La première phase a fauché emplois et revenus des travailleurs de la connaissance (perte irréversible, vu que ces emplois ont été « externalisés » en Chine, Inde, Brésil et autres pays émergents). Puis s’est déclenchée la deuxième phase, caractérisée par un double saut de qualité : d’un côté, la consommation, qui risquait de s’écrouler à cause de la chute de l’emploi et des salaires, a été alimentée à travers des financements à haut risque de l’endettement privé ; de l’autre, on a tenté de transformer en source de profit (toujours à travers des processus de tertiarisation/financiarisation) le travail gratuit de millions de « prosumers » (producteurs-consommateurs puisque l’acte de production et celui de consommation tendent à se confondre sur la Toile – NdT) qui s’agrègent autour des plate-formes du Web 2.0.

Existe-t-il un risque de répéter une erreur semblable à celle de la fin des années 60, quand on sous-évalua la puissance de la contre-offensive capitaliste ? Seul un aveuglement éclatant pourrait conduire à ne pas voir à quel point ont été détruits les rapports de force des knowledge workers. Pour s’en rendre compte, il suffit de lire un article publié voilà quelques mois par l’Economist, au sujet de l’extension des agences de placement on-line pour travailleurs free-lance. Ces entreprises qui, dans les années précédentes, fonctionnaient surtout comme intermédiaires entre employeurs des pays riches et travailleurs des pays en voie de développement, fonctionnent toujours plus souvent comme recruteurs de free-lance à qualification élevée dans les pays avancés. On estime que cette modalité d’accès au travail domestique, précaire et « au projet » (comme on dirait en Italie – ou « à la tâche », pourrait-on dire en France), concerne désormais douze millions de travailleurs américains, soumis à des rythmes de travail très durs (les employeurs utilisent des logiciels de contrôle qui prennent des « clichés » périodiques du bureau de l’ordinateur, mesurent le temps d’utilisation de la souris et contraignent les travailleurs à tenir des « journaux » sur la progression du travail), sous-payés (l’employeur peut refuser de payer s’il considère que les objectifs n’ont pas été atteints) et privés de toute espèce de garanties juridiques et syndicales. En ce cas, parler d’ « autonomie » voudrait dire s’aligner sur les thèses de l’ultra-libéral Economist, qui a le culot de soutenir que ce type de solution offre aux travailleurs la « flexibilité » en leur permettant de consacrer plus de temps aux affects domestiques et aux hobbies personnels !

En revanche, le moment où l’erreur risque de se répéter, c’est quand l’analyse se concentre sur le Web 2.0 et sur des millions d’usagers-consommateurs qui produisent et distribuent des contenus « auto-produits » à travers blogs, wiki, réseaux sociaux et autres plates-formes. Ici, il ne faut pas se laisser embobiner par les thèses d’auteurs comme Yochai Benkler, Kevin Kelly, Jeremy Rifkin, Clay Shirky et d’autres, qui vont partout blablater sur les troisième voie, le post-capitalisme, l’économie du don, le socialisme digital, etc. Les arguments sont connus :
1. Aujourd’hui, la valeur se crée surtout dans les secteurs qui produisent connaissances et informations, le coût des moyens de production nécessaires à mener de telles activités (ordinateur, programmes, connexions de réseau) est toujours plus bas, donc nous assistons à une redistribution des moyens de production, désormais accessibles à une myriade de producteurs indépendants ;
2. Ces prosumers, souvent motivés par la passion et la recherche de satisfactions personnelles, plus que par des fins lucratives, s’agrègent en communautés qui divisent librement leurs produits respectifs, donc l’économie de l’information évolue vers une sorte de capitalisme distributif (il y a quelques années, le sociologue italien Aldo Bonomi faisait figure de précurseur en parlant de « capitalisme moléculaire ») ou de socialisme coopératif ;
3. La forme en réseau prise par ces modalités productives inédites permet de dépasser les rapports hiérarchiques traditionnels, donc le travail est près de s’émanciper, sans devoir nécessairement passer par la lutte de classes.

Et pourtant, il suffit de peu pour démonter ces illusions :
1. Le capitalisme informationnel (colosses du hardware et du software, télécom, dot.com et nouvelle industrie culturelle) est aujourd’hui au centre d’un processus de concentration monopolistique (accéléré par la crise) dans des proportions jamais vues ;
2. Les commons (richesses et espaces communs) engendrés par la créativité et l’intelligence collective des communautés on line font l’objet de réappropriation gratuite par les compagnies internet qui réussissent à les « mettre au travail » (même si ceux qui sont victimes de cette forme d’exploitation ne sont presque jamais conscients de la nature de travail non rétribué que prend son travail) pour en extraire la plus-value ;
3. Le passage de l’entreprise traditionnelle au wiki sert non pas tant à aplatir les hiérarchies qu’à résoudre une contradiction séculaire des grandes structures hiérarchiques, à savoir la chute du taux de profit associée aux coûts de gestion des appareils bureaucratiques pléthoriques, dans la mesure où les réseaux sociaux se révèlent capables de gérer spontanément et à coût zéro le travail de coordination nécessaire à la réalisation de projets déterminés.

En conclusion : la phase historique que nous vivons, comme toutes les phases de crise et de restructuration capitaliste, n’est nullement caractérisée par une autonomie accrue du travail, mais bien par une puissante contre-offensive capitaliste qui, pour la première fois, ne se limite pas à redimensionner les rapports de force du travail, mais tente carrément de le faire disparaître, dans la mesure où elle réussit à faire croire qu’une série d’activités vitales sont en train de se « libérer » du marché justement au moment où ce dernier se prépare à les coloniser.

"Génération sacrifiée" ?

.... Sacrifié toi-même


Quand nos magazines et journaux sont las de presser chaque semaine les mêmes éponges, préalablement gorgées de l’eau boueuse qu’a laissée la dernière averse ayant fendu l’air du temps, il leur arrive de titrer sur le malaise social du moment. Du malaise glamour et spectaculaire, si possible. Exit les couvertures où se déploie un populisme faussement naïf concernant le fait que les riches sont riches et se connaissent trop bien. Exit aussi les numéros bigrement indécents sur la meilleure façon de se jouer de la flambée des prix de l’immobilier ou sur le classement "top 50" de ce qui reste de l’hôpital public ; sans parler des séances de veille au chevet du roi à attendre qu’il daigne faire son rôt. C’est le moment que choisissent nos canards pour faire coin-coin à propos du « malaise des jeunes », dressant le portrait d’une jeunesse « sacrifiée » en « mal d’avenir ». Rentrée universitaire oblige, journaleux de tous bords s’appuient sur la nouvelle fournée de statistiques concernant la précarité, le chômage et le mal logement pour déchaîner cette surenchère venant confirmer chaque année que nous n’allons nulle part, de manière à ce que nous soyons tous bien au courant. Soit.

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Gardés à vue

Ce regard jeté sur notre génération apparaît l’être du seul point de vue d’un actif (pris au sens économique du terme). Un actif doté d’un CDI et d’une maison, et s’inquiétant que le jeune ne puisse le rejoindre au sein de ce paradis de l’insertion et de la possession. Ainsi on scrute, on analyse, on dissèque : âge d’entrée sur le marché du travail, proportion de jeunes mal logés, écart de salaires avec les actifs en place, pourcentage de diplômés sur une classe d’âge donnée... L’Insee, l’Ined et toutes leurs copines viennent sentir sous nos bras et vérifier notre dentition, permettant ainsi à d’autres d’établir et de légitimer diagnostics et traitements. RSA, université réformée, CPE, discrimination positive... Pour notre bien. De la même manière qu’on a toujours plaqué sur le tiers-monde des schémas de développement occidentaux, avec le concours d’indicateurs statistiques aux contours d’armes par destination d’un néo-colonialisme offensif, on comprend le « jeune » à l’aune d’une grille d’analyse qu’il faut questionner.

Ce jeune qui trépignerait, les mains moites, dans l’antichambre du marché du travail est en partie une chimère médiatique. Nous travaillons déjà, et ce depuis longtemps pour une bonne partie d’entre nous. A côté de nos études ou à la place de nos études : petit boulot merdique deviendra vrai boulot merdique. L’enjeu n’est pas ici de nier les données macro-économiques concernant le chômage qui frappe nos tranches d’âges, ni les inégalités sociales qui le caractérisent. Mais de souligner que la situation est plus complexe, voire vicieuse. Ce chômage est un formidable outil de pression à la baisse sur nos salaires, et la précarité qui l’accompagne est la clef de voûte de tout un pan de l’économie, notamment le tertiaire. On en viendrait même à douter que quiconque ait un réel intérêt à ce que les choses changent, posture médiatique bien pensante mise à part. Officiellement, on se fait du souci pour nous ; officieusement, notre galère est un poumon économique indispensable. L’exemple des stagiaires est ici outrageusement significatif : 400 euros le mois de travail en fin d’études, soit 2,85 euros de l’heure pour un 35 heures - et avec du dynamisme et de la motivation, s’il vous plaît ! Le Noël permanent du patronat. L’inquiétude concernant nos logements, notre nutrition ou nos loisirs renvoie ainsi aux larmes versées par des industriels philanthropes du 19e siècle concernant les conditions de vie de leurs ouvriers. L’exploitation soutenable maquillée en problématique sociétale.

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Spectres et marionnettes

La mutation du système vers une économie dite de la « connaissance » est - et a été - justifiée par de prétendus défis générationnels. Il s’agissait de sauver une jeunesse, empêtrée dans une inadaptation structurelle par rapport aux désidératas du marché du travail, avec en filigrane l’échec des modèles massificateurs et égalitaristes et l’avènement des doctrines relatives au « capital humain en formation ». La fac est malade, les jeunes sont malades, tu es malade, donc avale ton cachet et va te coucher.
De l’autre côté de l’échiquier social virtuel, la problématique des jeunes « défavorisés », sous-texte poli accompagnant des images de Maghrébins en survêtement, est prétexte à tous les fantasmes. Et s’accompagne de mesures de rétorsion et de l’illusion de nouveaux mécanismes d’ascension sociale, dans des quartiers où les techniciens en charge des élévateurs mécaniques ne s’aventurent plus depuis belle lurette. Pour ceux d’entre eux qui ne veulent pas comprendre tout le bien qu’on leur souhaite, restent la case répression et la prison.
Malheureusement, les sept ou huit stations de métro séparant les biens nés des moins bien nés ne sont qu’un des éléments du fossé réel existant entre eux. Fossé sur lequel travaillent les médias de masse en ne reliant que rarement transgression de la loi et galère du quotidien, différenciant « sauvageons » et « jeunes précaires ». La convergence pourrait être embêtante.

Quant au récent débat sur les retraites, il s’est centré sur le fait qu’il était de la responsabilité de nos gouvernants de ne pas laisser choir sur nos épaules d’affreux déficits tout gros et très méchants. Justifiant et imposant de fait ce que le bon sens économique permettrait pourtant de réfuter. En l’absence totale de sens de l’intérêt général, la politique politicienne se pare de visages juvéniles. Historiquement c’est d’ailleurs souvent entouré de jeunes ou d’enfants que les dirigeants fascistes ont tenté d’adoucir leur image et de justifier l’injustifiable. Problème à résoudre et variable d’ajustement, nous sommes donc aussi un alibi de la réforme et un instrument de communication.
Tantôt brebis égarée, tantôt fraudeur sournois, le jeune justifie alors la réduction tous azimuts de ce qu’il coûte, comme en témoignent les attaques successives sur l’aide sociale ou sur ce qu’il nous reste de minimas sociaux. Tandis qu’on le soupçonne et qu’on le fait parler, une main enfoncée dans l’arrière-train façon Tatayet, le jeune continue à payer taxes et charges sociales, parfois des impôts, et consomme ce qu’il lui reste au gré des niches marketing funs, dynamiques et follement rebelles que lui réservent banquiers, marques d’alcool et autres recéleurs de « choses mortes ». Presque comme un vrai adulte.

Jeunesse « sacrifiée ». On imagine le corps du jeune se vidant de ce qui lui reste de sang, tressaillant des derniers assauts d’un cœur qui s’arrête, au pied d’un autel où un bourreau masqué ferait face à une foule regardant le sacrifié passer l’arme à gauche. Une façon habile d’évacuer l’idée qu’il puisse réellement prendre les armes à gauche. Un mort ne se révolte pas, et les mouvements collectifs auxquels nous participons ne sont que des remake des meilleurs scènes de Romero. La terminologie permettant aux journaleux de caractériser notre génération apparaît comme une castration de toute perspective de conscience et d’action collective. « Les idéologies c’est fini », « Mai 68, tu n’étais qu’un gamète », « La chute du mur, tu as passé des heures à la bûcher pour ton brevet », « Même pas eu l’occasion de pouvoir être trompé par Mitterrand »... Pas le droit de croire aux idéologies du passé, non plus que d’imaginer un quelconque futur collectif. Déjà mort.

Et quand bien même serait-on tenté de fouler le pavé pour réclamer autre chose que ce à quoi on nous destine, grand soin est apporté à la construction d’une parole médiatique présentant un jeune qui n’y comprend pas grand chose ou fait n’importe quoi. Irrationnel. Du lycéen ne sachant pas pourquoi il manifeste au « casseur » seulement présent pour déborder un cortège pourtant pacifique. De l’étudiant minoritaire et masochiste prenant plaisir à sacrifier ses examens au jeune parfois discriminé et toujours méritant qui s’intègre « malgré tout ». Avec pour paroxysme de ces constructions médiatiques de personnages de fiction, le « scandale » des étudiantes se prostituant pour payer leurs études : livre et série télé à l’appui, il s’agirait ici de dénoncer la précarité étudiante via un propos racoleur et odieux tout en alimentant les fantasmes collectifs les plus dégoûtants - et au passage d’occulter tout vrai débat de fond. Forcément, les milliers de mecs qui risquent leur vie tous les soirs pour livrer chez Pizza Hut, ça ne fait pas bander les quinqua libidineux... Quant au jeune qui oserait encore parler d’action directe ou radicale, il a droit, chaque année et au cinéma, à un blockbuster romantique et haletant réécrivant l’histoire des égéries gauchistes dans un évident sens de répréhension morale de la violence. Habile.

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Prendre sa place dans le trafic

Bien qu’il ne soit pas question ici d’exhaustivité ou d’un empirisme que seul permettrait un travail d’enquête, il faut se demander si ce n’est pas cette rencontre violente avec le marché du travail et avec une certaine réalité sociale et économique qui amène certains d’entre nous à retarder ou à saborder leur véritable insertion - et ce plus ou moins consciemment. Quant à ceux qui sont amenés à travailler tôt, par choix et/ou par obligation, faut-il estimer pour autant qu’ils adhèrent à tout ou n’ont pas de conscience politique (au sens large) ? Cela paraît peu probable. Restent les nantis, qui attendent leur tour dans la longue file d’attente vers le club des possédants. Le postulat qui naturalise l’envie d’une classe d’âge d’être salariée le plus vite possible ne correspond pas à la complexité et à la pluralité de nos trajectoires. Se former longtemps ou refuser de se former, apprendre de manière discontinue et en dehors des parcours scolaires ou universitaires, apprendre par plaisir et sans souci de compétences, travailler à droite et à gauche en fuyant l’engagement de long terme, choisir sa mobilité, travailler par passion, assumer ou subir des périodes d’inactivité, vivre de peu et réduire ses besoins… et surtout, ne pas avoir envie de travailler. Tout cela ne colle définitivement pas avec les indicateurs à l’aune desquels on mesure notre malheur. Indicateurs qui en disent par contre long sur les conformismes auxquels on aimerait voir souscrire les nouveaux « entrants ». "L’insertion" est bien une norme, et non une quelconque logique ou état de nature. "S’insérer", comme si tout revenait à un choix entre dedans et dehors. Marche ou Crève. Avec eux ou contre eux.

Refuser cette norme de l’insertion n’est pas pour autant révélateur d’une quelconque « immaturité ». Comprendre qu’on ne vivra pas d’amour et d’eau fraiche, aspirer à un revenu décent, à un toit et à un certain confort matériel, chercher de quoi occuper son temps : tout cela n’est pas forcément synonyme d’un désir ardent de devenir de la chair à canon salariale. Et quand cette impasse du salariat pousse certains à refuser catégoriquement quelque « insertion » que ce soit, le taux horaire du SMIC en vigueur (une heure de travail, un paquet de tabac à rouler) rend compréhensible le recours à des moyens illégaux de « gagner sa vie ». Dans l’attente fébrile d’un stage ou d’un CDD de deux semaines, comme le voudraient les paroles de la berceuse.

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Forcés à faire du violon

Malgré ces remises en cause, le fondement économiquement injuste et inégalitaire qui préside à la situation des jeunes demeure assez évident. En se plaçant sur le registre des symboles, la jeunesse semble répondre à des fonctions catharsiques transcendant le cadre de cette situation économique et sociale. L’équation est complexe.
D’une part, la religion de la contrition mémorielle qui impose les évocations obsessionnelles d’un passé sanglant – en découle une peur maladive du totalitarisme et de l’opinion extrême qui consacre définitivement le relativisme et la pondération : d’entrée, cela colle mal avec les exigences d’absolus et de révolutions.
D’autre part, la romance d’un passé social et politique agité, qui pose des époques références, indépassables car garantes de l’ascendant de ceux qui les ont vécues sur ceux qui les vivent : la drogue brûle l’énergie révolutionnaire, mais le poids de l’histoire la castre tout autant.
Et pour finir, le désenchantement de l’époque, semblant dire que tout est vain et dérisoire au regard de ce qui a déjà été fait ou - à l’inverse - complètement foiré. Rien n’aurait plus de sens, si ce n’est se prémunir de lendemain qui crachent leurs miasmes plus qu’ils n’entonnent une quelconque chanson. C’est dans ce contexte « festif » qu’on demande aux jeunes générations d’être des forces motrices tout en ayant intégré que la fête est terminée.

En allant plus loin, les multiples articles concernant nos maux apparaissent comme un formidable miroir aux angoisses d’une société projetant ses impasses sur ceux dont elle n’attend plus grand chose tout en continuant à espérer un peu. Sans pour autant verser dans la psychiatrie de bas étage, il faut citer ces parents coincés entre l’envie que leur progéniture dépasse ce qu’ils ont construit et la volonté d’assurer la continuité de leur autorité. En transposant cette dualité à l’échelle d’une société, et compte tenu de la tronche de l’époque, on peut entrapercevoir les équations insolubles qu’on somme les jeunes générations de résoudre. Comme un mélomane frustré qui impose une heure de violon à son enfant récalcitrant et n’est jamais satisfait du niveau acquis par le bambin. Mais parfois, l’enfant finit par éclater le violon sur un mur de sa chambre, avec jouissance et sans se soucier du prix de l’objet.

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La faille et l’interstice

Saluons d’ores-et-déjà la principale réussite des jeunes générations en ce début de 21e siècle : exister dans un monde de riverains, d’usagers et de propriétaires. Il y a une performance certaine dans le fait d’être jeune dans un monde structuré autour de la vieillesse. « Puisqu’on est jeune et jeune, puisqu’ils sont vieux et nombreux », aurait pu chanter Saez. C’est ce type de raisonnement mélioratif que ne laissent pas filtrer les statistiques sur le chômage et la précarité. Quelle réaction à l’époque construisons-nous quotidiennement ? Il est plus facile de nous imaginer chialer en attendant devant l’abattoir que de se pencher sur la complexité de nos stratégies défensives et offensives.

Il y a pourtant une riposte à la mesure de l’étau. Une intelligence de la faille et de l’interstice, une capacité à exiger l’impossible ayant pu en partie migrer du terrain des mouvements collectifs à celui de l’intime ou du « groupe affinitaire ». Là-aussi, on parle pour nous et on détermine le seuil maximum de révolte créatrice autorisée. Faire de la récup’ devant les supermarché, cela est agréé. Et même, ils aiment à penser que nous répondons à notre paupérisation par le « système D », riposte considérée comme sympathique et inoffensive. Émouvant comme un jouet fabriqué par un enfant avec un pneu, un clou et deux planches. Personnellement, je pencherai plutôt pour ceux qui se servent directement dans les rayons, faisant de la gratuité un art de vivre, impliquant une technicité et une méthode qui imposent le respect. Ça, c’est de la compétence.
Côté activité productive, ils aiment les auto-entrepreneurs ou la coloration éthique et durable des diplômes. Mais ils réprouvent que certains choisissent le RSA comme salaire indirect d’activités qui ne leur rapporteront jamais rien, et le fassent avec un sourire en forme d’ultime provocation. Et ne parlons même pas de ceux qui travaillent le moins possible. A tout prendre, ils préfèreraient les voir faire de l’associatif ou de l’humanitaire ; que les jeunes s’engagent, mais surtout sans s’engouffrer dans l’impasse du combat politique. Ils oublient que la galaxie associative est scindée, et qu’elle compte aussi l’asso’ dans laquelle on s’engage par idéal, en fuyant certaines formes de salariat, ou tout simplement faute de mieux. Cet associatif-là, qui pallie au fait que l’État providence soit sur répondeur, qui parle encore de cohésion sociale et s’aventure là où personne ne va plus. Cet associatif que l’on soupçonne de faire acte de concurrence déloyale vis-à-vis des entreprises, et que d’aucuns souhaitent mettre au pas le plus vite possible.
Et puis, il y a les nouveaux fers de lance de l’industrie de la bonne conscience (Afev, Animafac, Promoteurs du Service Civil, ONG). Comme la mafia qui prend le relais dans les zones sinistrées et fait sa marge au passage, ils arguent de positions humanistes pour mettre leur pierre à l’édifice du sous-emploi généralisé, le chaos social et « le jeune » comme matières premières. L’engagement des jeunes où un monde sépare ceux qui colorent leur trajectoire ascendante d’un stage éthique, et ceux qui vouent leur existence à l’activisme.
Pour ceux qui seraient tentés par cet activisme, on préfèrera qu’ils optent pour le standing du statut de « porteur de projet ». Le droit de demander des sous ainsi que la permission d’agir avec l’obligation de faire des courbettes tout en utilisant la langue du pouvoir et en satisfaisant à son cahier des charges. J’aime à penser que ces jeunes-là ont discrètement les doigts croisés dans leurs dos et ricanent même quand ils sortent du bureau. « Les aspects positifs des jeunes énergies négatives », chante le groupe de rock toulousain Expérience.
Le rock et les autres soupapes artistiques destinées à la jeunesse, le ministère reconnaît bien leur existence via les appellations « musiques amplifiées » ou « cultures urbaines » - qu’on subventionne (un peu) afin que le jeune puisse se divertir et s’exprimer (un peu). Mais l’effervescence de l’époque en matière de courants musicaux et plus généralement artistiques, la pluralité des formes et des lieux d’expression et l’avènement de la culture du libre et du gratuit font réagir ; comme si nous avions outrepassé la permission de minuit. Qu’importe : les lois répressives apparaissent bien dérisoires en la matière. C’est trop tard.
Et pour finir, le jeune formé à la citoyenneté il y a quelques années sur les bancs de l’école républicaine semble avoir oublié certaines de ses leçons. En témoignent les taux d’abstention aux récents scrutins nationaux, attestant d’un désintérêt massif des jeunes électeurs pour les rendez-vous politiques obligatoires. Officiellement : irresponsables et individualistes. Mais en réalité ?

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Le temps médiatique vit d’une frénétique consommation d’un présent anxiogène, et il laisse peu de place à l’idée que nous puissions créer quand nous ne pleurons pas. Le champ de ruines faisant office de théâtre de nos vies donne à voir une friche symbolique et philosophique sur laquelle nul ne sait ce qui pousse vraiment. Il se peut même que, dans cinquante ans, les petits-enfants de nos journalistes actuels écrivent sur « La folle épopée des années 2000, quand tout était encore possible »... Déclinologie maladive et romance passéiste se passeront alors le relai. Et nous, on se fendra bien la poire, les mains cramponnées sur nos déambulateurs.

S’il est indéniable que le chômage et la peur de l’avenir sont des ennemis équipés et entrainés, évoquer d’autres scénarios qu’une défaite semble impossible pour les plumes des actuels faiseurs de tendance. Lesquelles travaillent et cultivent à l’envi le fossé censé séparer les générations. Les jeunes sont précaires, pauvres et flexibles ? C’est aussi le cas d’une grande partie des actifs, tous âges confondus. Et il faut se demander si cette catégorie sociologique et médiatique du « jeune » n’est pas une construction artificielle de plus au service d’un certain ordre social : l’opposition entre jeunes et vieux est décidément bien utile à la castration de tout ce qui dépasse. À l’image des figures de « l’étranger », du « profiteur » ou du « délinquant », participant chacune à leur manière à la survie du système social et économique, et ce au-delà de leurs éventuelles réalités statistiques. À quoi et à qui sert le jeune, alors ? Pour piste de réponse, un ami me renvoyait récemment aux travaux du dénommé René Schérer qui s’est posé la question suivante : « Parlons nous d’enfant ou de mineur ? » Au sein des rapports de domination, de subordination et à l’aune des mécanismes de tutelle à l’œuvre à l’école, chez le banquier, au travail ou en maison de retraite, n’y a t-il pas une continuité entre le statut de mineur et de celui de citoyen/salarié ? Est-ce que le premier sas n’est pas un simple conditionnement au second ? Ne restons-nous pas mineur toute notre vie ? Au-delà des âges et des humeurs transitoires, il y a là sans doute un défi à relever, dans le dépassement de ce qu’on associe abusivement à cette étape de la vie et dans la déconstruction de l’articulation prétendument logique et naturelle entre jeunesse et âge adulte, entre fougue irrationnelle et renoncement conformiste.

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Pour conclusion, cette lettre reçue hier de la part de mon copain le banquier :

« Bon anniversaire !

25 ans, une étape importante, vous allez ou venez d’entrer dans la vie active.

Les propositions du crédit agricole franchissent aussi à cette occasion une étape :

- Vos attentes par rapport à la gestion de vos comptes ont sans doute évolué ?
- Vous avez peut-être des projets immobiliers ?
- Vous souhaitez vous installer dans la vie active ?

Pour répondre à vos interrogations je vous invite à me rencontrer le plus rapidement possible.

Vous souhaitant une nouvelle fois un heureux 25ème anniversaire !

Votre directeur d’agence. »

Cher directeur d’agence, ça me fait plaisir que tu penses à moi, même si je ne comprends pas tes mots.

Cher directeur d’agence, il y a des sentiments et des phrases que la lucidité et la raison inhérentes à l’époque dans laquelle j’ai grandi m’interdisent, mais je vais tout de même tenter de t’en livrer l’essence. Cela me coûte beaucoup, donc excuse ma fébrilité.

Cher directeur d’agence, j’ai 25 ans et je t’emmerde.