Les manifs grossissent, les perspectives de mouvement social d'ampleur se dessinent, et le piège se referme. En 89, les Français ont fait la révolution pour mettre fin à la tyrannie ; en 68, ils ont essayé de la faire pour bousculer une société sclérosée et paternaliste. En 2010, ils occupent les rues pour pouvoir partir à la retraite à 60 ans.
Et je vois d'ici la droite goguenarde, aidée par des médias toujours prompts à simplifier les enjeux et à ne surtout pas creuser les questions de fond : les Français sont des enfants gâtés irresponsables et le pays ne saura jamais évoluer.
Car on peut critiquer l'effort que la réforme des retraites fait peser sur les plus pauvres, l'idée selon laquelle l'allongement de la durée de vie (dont une bonne partie à l'hôpital, soit dit en passant) devrait se solder obligatoirement par un recul de l'âge de la retraite, l'oubli du droit à avoir un bon moment pour profiter de la vie après avoir travaillé et que sais-je encore, mais on ne peut pas contrer l'argument démographique : si les retraites sont payées par les actifs, la dégradation du rapport entre actifs et retraités doit se solder obligatoirement par une baisse des pensions (inacceptable : et le pouvoir d'achat ?), une hausse des cotisations (même chose) ou... un allongement de la durée de travail.
Conclusion : ceux qui refusent de bosser jusqu'à 62 ou 67 ans (sans décote) ne sont que des égoïstes qui veulent faire porter l'effort sur les générations futures et refusent de voir la réalité en face. Si le mouvement prend de l'ampleur, on accordera peut-être aux manifestants le retour à 60 ans, mais soyons sûrs qu'à la première crise, on nous retombera dessus avec le sempiternel "on vous l'avait bien dit" et on nous fera avaler les 70 ou 72 ans, qu'on acceptera avec le zèle du pénitent qui se repent d'avoir un jour oublié d'écouter la voix de la Raison.
Et en attendant, les manifestants auront besoin de beaucoup de motivation pour aller convaincre les indécis (on peut gloser sur les mérites des minorités actives, mais il y a un moment où il faut savoir devenir majoritaire) : ces fonctionnaires bien au chaud qui défendent leur statut, ces lycéens qui veulent manquer les cours, quels arguments ont-ils pour justifier leur refus de travailler au-delà de 60 ans ? Qu'ils seront trop vieux pour être efficaces ? Et alors ? Nos grands-parents travaillaient bien au-delà de soixante ans et leur travail était autrement plus dur. D'ailleurs, la loi prétend prendre en compte la pénibilité (selon des modalités un rien abusives, mais bon). Et veut-on insulter les seniors en prétendant qu'ils sont incompétents passée la soixantaine ? Et la crise, l'oublierait-on, la crise ? Quand les déficits se creusent, que le chômage augmente, est-il bien raisonnable de défendre des acquis sociaux qui ne profitent qu'à ceux qui sont déjà protégés ?
Allons, cessons de dénigrer : on sait bien que le problème est ailleurs. Le vrai scandale de la réforme des retraites, ce qui peut justifier une mobilisation massive, au fond, n'est pas de nous demander de travailler deux ans de plus, même si c'est criticable. C'est qu'elle entérine une logique de partage des richesses parfaitement inique. On le sait mais personne ne le dit assez haut : en vingt ans, dix pour cents de la richesse nationale sont passés des revenus salariaux aux bénéfices des entreprises. La protection sociale étant assise sur les salaires, il est assez logique qu'on ne parvienne plus à la financer, démographie favorable ou pas... En d'autres termes, dans la mesure où la richesse du pays augmente en moyenne de 1,5% par an alors que la population augmente de 0,5%, il n'y a pas de raison de demander de faire des sacrifices.
Et le scandale est complet quand on voit que le quinquennat a été inauguré avec un gaspillage d'argent public phénoménal, au profit des plus riches (le bouclier fiscal), d'une clientèle électorale (la TVA sur la restauration), ou d'une idéologie du "travailler plus pour gagner plus" (défiscalisation des heures supplémentaires). Bref, ce sont les mêmes qui cirent les pompes aux plus riches (qui contribuent déjà fort peu à la solidarité, en fait 23% de leur revenu pour les 10% les plus riches, contre 18% pour les 10% les plus pauvres) et qui nous demandent de nous serrer la ceinture. Non seulement il n'y a pas de raison de demander des sacrifices, mais cela devient franchement honteux lorsqu'on se rend compte que ces sacrifices doivent servir à maintenir les profits des favorisés.
Bref, l'enjeu est de dire tous ensemble (tous ensemble, tous ensemble !) qu'on manifeste pour un plus juste partage des richesses. Le slogan "Nous ne paierons pas leur crise", de ce point de vue, n'est pas mal du tout. La crédibilisation du mouvement et ses chances de déboucher sur autre chose qu'une victoire à court terme (qui serait à moyen terme une défaite morale) dépend de sa politisation.
Tout le monde l'a plus ou moins compris et le sent confusément. C'est pour cela que le mouvement est populaire et que les jeunes le rejoignent. Mais le fond du problème n'est pas encore assez mis en avant pour que les médias en fassent un élément du débat. Et on ne parvient pas, dans le feu de l'action, à formuler clairement l'idée, bref à se dégager de la lutte un peu à courte vue pour la retraite à soixante ans.
C'est d'ailleurs le but de la réforme. Son objectif n'est pas, on le sait, de sauver le système par répartition : le montage financier qu'elle instaurera ne tiendra que quelques années et on reviendra un peu après 2012 nous annoncer qu'il faut se résigner à d'autres sacrifices. La réforme a peut-être pour but d'offrir une clientèle aux fonds de pension : ceux qui ne voudront pas se tuer au travail (et qui pourront l'éviter) se paieront une retraite par capitalisation. Mais le vrai enjeu est psychologique : il s'agit de faire passer une injustice sociale pour une évidence démographique. Si la réforme passe, cela signifiera que les Français acceptent de reconnaître le déplacement de la richesse nationale des salaires vers les profits comme une fatalité dont il ne faut pas se préoccuper. Les problèmes de financement de la protection sociale que cela entraîne doivent retomber sur les seuls salariés. Même chose pour le financement de la dépendance : ce n'est pas pour rien qu'Ernest-Antoine Sellières avait trouvé "formidable" l'idée de travailler le lundi de Pentecôte. A quand le tour de la Sécu ?
Il faut donc arrêter la réforme des retraites. Mais pas pour l'arrêter. Pour faire triompher l'idée selon laquelle la solidarité nationale doit impliquer tous les revenus. Il est donc grand temps de faire évoluer nos discours, nos slogans et nos manifs... et d'espérer que les médias l'entendent pour que Sarkozy ne puisse plus dire qu'on ne manifeste que pour nos petits intérêts égoïstes.
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